Date : 23 février 2012
Lieu : Gaité Lyrique
Jeune lieu de la culture et de la musique parisien, la Gaité Lyrique est parvenue en moins d'un an à réunir des affiches plus que crédibles. Un travail sérieux de communication a permis d'éviter les erreurs qu'avait commise le 104 à ses débuts.
Mais ce succès a un prix, et à fortiori des conséquences pour celui qui s'appuie avant tout sur les composants de l'affiche plutôt que sur la crédibilité et ou la hype du lieu. Car oui, dès l'approche de l'entrée, on constate avec le plus grand effarement que la grande et majeure partie de l'assistance n'a absolument aucune idée de ce à quoi elle va assister. L'étonnement amène même aux rires à l'écoute attentive de certains échanges :
"J'ai regardé des vidéos sur youtube et j'ai un peu cherché sur deezer avant de venir, mais ce que j'y ai trouvé était bizarre. C'est pas très propre comme techno, et puis y a pas vraiment de montée."
ou
"Tu viens demain au Social ?"
Mais trêve d'aigritude à destination de curieux (de hipsters même pas beaux plus précisément) qui ont malgré tout fait preuve de curiosité. L'hypothèse la plus crédible est pourtant qu'ils sont venus parce qu'on leur a dit qu'il fallait venir. L'assistance manque donc un peu de personnages perchés, de looks plus "arty" que "hype". Mais là n'est pas le plus important. Un monument de la musique électronique d'aujourd'hui et de demain est là quelque part, attendant dans l'ombre de porter l'estocade à ceux qui sont surtout venus pour lui. On parle là bien sûr de Carsten Nicolai, ou Alva Noto pour les moins intimes, co-fondateur avec Byetone (Olaf Bender) et Frank Bretschneider (moins connu sous son avatar Komet) du label qui souffle aujourd'hui sa treizième bougie : Raster-Noton.
Alva Noto a emmené dans ses valises Byetone, mais aussi celui qui a sorti un des diamants techno de l'année dernière : le français Kangding Ray, auteur de OR (ici). C'est lui qui ouvrira les hostilités.
David Letellier prend place à 20h30 pétantes. L'ouverture de son set ne fera que confirmer la qualité exceptionnelle sonore du lieu. L'architecte de formation malaxe ses graves et ses boucles comme un plasticien façonne la matière brute. Le piège se referme rapidement sur ceux qui ont la bonne idée d'écouter plus que d'entendre. Malgré le minimalisme et l'aspect cubique du visuel et du son, la techno du français fait étal d'aspirations pragmatiques et intuitives, déployant ses oeuvres symboliques de techno ambient intelligente (à l'image de OR). L'auditoire est d'abord interloqué à la vue de ce personnage visiblement aussi timide que humble, qui ne sait pas lui même comment se mouvoir sous les coups de butoir de ses limpides et carrées productions. Loin de moi l'idée de me lancer dans des théories de vulgarisation mathématique, mais quand la tangente vient trouver son point d'impact sur la courbe s'oppose alors des possibilités multiples. La bissectrice vient fendre l'angle puis intervient l'échantillonnage de l'ensemble du prisme, apparition d'une alternative, opposition au réflexe conditionné... C'est pas forcément très parlant comme ça, mais c'est ce qui pourrait ressortir de cette performance visuelle et sonore. Mais pour celà, encore faut-il y avoir assisté. Les odeurs de dancefloor pré-apocalyptique se diffusent avant que le sol ne s'ouvre en deux sous les coups de cette techno qu'on aimerait entendre dans le futur. Conquis mais pas du tout surpris, je guette les directions prises en remuant comme un parkinsonien, jusqu'au moment ou il me semble reconnaître Mondkopf aux côtés de Kangding Ray. L'auteur de l'inégal (à notre humble avis) mais acclamé Rising Doom (ici) va étrangement humaniser le set, jusqu'à un faux final magistral qui accouchera finalement d'une définitive conclusion idyllique quand on est un fan de la première heure de Boards Of Canada. La vraie surprise viendra de là, car la complémentarité des deux bonshommes n'apparaissait pas évidente au départ. Je comprendrais malgré tout que certains jusqu'au-boutistes n'aient pas forcément apprécié que le jeune Paul Régimbau soit venu humaniser les contours plus binaires du début.
Byetone s'installera très rapidement par la suite. N'étant absolument pas fan de ses releases, je me raccroche à une tangente volatile pour aller contempler des cons au bar. Je me sens alors comme un chien jaune, comme un agneau au milieu des loups dans Babylone la Grande. La bière chère est coupée à la flotte et je n'ai pas trouvé d'exemplaires de Tsugi ou Technikart pour me moucher. Un furtif retour dans la fosse aux clubbers aussi surexcités que conquis par un matraquage en règle et un visuel presque moins élégant que son concepteur, achèvera de me convaincre de poursuivre mon errance au milieu des gnous.
Il est alors temps de se placer de manière stratégique pour assister à la performance du phénomène. Bien centré, à mi-chemin entre la scène et la régie. Celui qui partage plus que des traits communs avec un certain Klaus Kinski déboule sous de discrètes acclamations. Son premier track ne laissera aucune chance aux imprudents. Ce type ne fait pas du glitch, il lui donne un grain unique, l'incarne et le vie à un tel point que ce dernier semble prendre d'assaut les traits et les expressions de son visage. Dans une posture aussi Wagnerienne (dédicace à l'érudit Nathan Fournier) que classe, il laisse les spectres se remplir jusqu'à saturation pour ensuite laisser échapper des blasts aussi dévastateurs qu'une attaque biochimique. Ou comme si le chien de Pavlov avalait les madeleines de Proust jusqu'à chier des truites panées. Sa technique sans faille laisse pantois. L'allemand semble faire corps avec ses potards et les triture comme l'Empereur de la Force Obscure envoie des lasers dans la gueule de cette baltringue de Luke Skywalker. En un peu plus d'une heure, il revisitera trente ans de patrimoine électronique, de la phase pionnière de Kraftwerk à la technoise la plus contemporaine. La performance tourne à la démonstration. On pardonnera donc allégrement ce qui apparut comme un intermède questionnant et plus que dispensable, quand l'étrange Anne James Chaton vint déclamer des sigles sur une phase vaguement click and cuts surpitchée. Les gens applaudissent à tout rompre, et je ne comprends pas... Pareil à l'heure du rappel, ou son improvisation maîtrisée apparaîtra comme trop "branlette" aux aigris lucides. Mais peu importe, l'essentiel était ailleurs, dans des évocations proches de la catharsis, ou dans la terrible et désarmante impression que la matière fragmentée se heurte au mur du son. Rien d'indus là-dedans pied tendre, ça s'appelle l'apologie numérique.
La Gaité Lyrique a réussi son pari artistique, et n'a pas a se préoccuper de qui emplie ses murs. L'installation était au rendez-vous. Quand le son est au rendez vous on voit moins les blaireaux autour. Dans ma rapide fuite vers les entrailles de Paris, il me semble même que les anomalies digitales chères à Carsten Nicolai ont envahi l'alarme du metro. Ce ne sont pas des acouphènes, juste les légers traumatismes résiduels d'une soirée mémorable.
par Ed Loxapac
Crédit Photos : Fran Holguin (1), je sais pas mais faites vous connaître (2), Kenishi Hagihara (3)