Sortie : juin 2012
Label : Lost Tribe Sound
Genre : Instrumental (puisqu'il faut en donner un)
Note : 9/10
Vieo Abiungo est le side project d'un ange blond virtuose, épouvantail à demoiselle potentiel, que certains connaissent peut-être mieux sous son nom véritable : William Ryan Fritch. Ce diplômé en musicologie est un poly-instrumentiste insatiable, violoniste en particulier, membre du Skyrider Band cher à l'acclamé Sole de chez Anticon. Thunder May Have Ruined The Moment est son troisiéme opus, toujours signé chez Lost Tribe Sound, étrange et méconnu label américain qui vend aussi (en plus des disques) des bijoux et amulettes étranges qui raviront les hippies qui sommeillent. Si Peter Monro est crédité, c'est uniquement pour ses contributions de vidéaste pour le DVD qui accompagne l'objet déjà splendide.
Quand un tel album déchaînant tant de superlatifs voit le jour, on rêve de pouvoir lui coller un étiquetage nouveau et avant-gardiste, qui fera date et sera suivi par tous ceux qui y poseront de vierges oreilles. Peine perdue, la musique de Vieo Abiungo ne ressemble qu'à elle-même, suivant les même contours instrumentaux inqualifiables depuis deux ans. Ceux qui auront écouté les précédents opus regretteront peut-être une presque totale absence de renouveau dans la composition. Les innocents méritent pourtant d'être pardonnés, car l'oeuvre du jeune américain est une véritable fresque, finalement plus naturaliste qu'ethnologique, gravée dans une pierre confidentielle qui n'attend même pas d'être comprise et analysée pour être qualifiée littéralement de géniale. Si la formation classique de son auteur est indéniable, on sent rapidement que William Ryan Fritch a été bercé la gueule dans le bon son. Dans la musique classique bien sûr, mais aussi au son d'un jazz libre, déviant et tribal. Un biberonnage en règle au hip-hop des sources est aussi plus que probable. Il n'y a qu'à se soumettre à la manière dont il fait claquer les drums du splendide et exotique Thundering of Empty Promise pour en être le béat témoin. Son art de faire cohabiter d'ambivalentes sensations, dans cet agglomérant halo de lumière, relie des îles enfouies à d'entiers continents.
Car une telle musique pourrait avoir été imaginée par un guerrier déserteur ayant perdu le goût de la conquête, décidé à laisser son âme se promener entre l'Orient et l'Occident, pour ne jamais se soustraire à son inaltérable et viscérale foi en la terre, et en l'homme, d'où qu'il vienne. Toute référence à l'oeuvre d'Enrico Macias étant plus que fortuite, la plongée dans ses riches formats courts (particulièrement Bleed That Rock, The Milk of Venom) est plus que recommandée pour se confronter à la petite légende. La musique ici présentée est le reflet de tout un monde apte à apaiser les guerres, dépourvu de lésions dans la liaison.
Nomadisme, lumière, et incantations. Rafales, arrêts sur paysages. Constellations instrumentales. Piano, cordes. Instruments à vent et infinies percussions mêlés. Force est de dire qu’on ne saurait tout identifier, et peu importe, au fond. Ce sont des boucles qui carillonnent, des drones ethniques qui s’écoulent. On jurerait voir le passage de l’électronique là-dedans, mais il n’en est rien. Il y a là de la musique classique contemporaine, du jazz, des expérimentations. L’Orient, l’Afrique. Mais ce qu’on y trouve surtout, c’est une capacité singulière à pénétrer les marges des genres, à déplacer les bornes. D’où peut-être ce mystère aride qui se dégage de Thunder May Have Ruined The Moment, et auquel on voudrait ne pas trop toucher. Afin de ne vraiment plus en revenir.
Il y a quelque chose d’ensorcelant dans cet album. Une liberté hypnotique. Un élan épique qui ouvre des territoires, au centre, de plus en plus vastes. Une lumière qui dénude, et des lucarnes sur soi-même. C’est Thundering of Empty Promise et ses résonances cristallines, ses chœurs diaphanes, ses impulsions cicatrisantes et ses cordes à fleur de nerf. With its Slow Decay et ses ramifications tribales qui forcent à avancer toujours plus en avant, toujours plus en profondeur. Tandis qu’à l’intérieur, tout n’est qu’éboulement. La masse calcaire qui brouillait la vue s’effondre. Reste sous la langue un goût de terre, de feu, et d’eau. Une pulsation de renouveau.
Car là où d’autres auraient pu en rester à la simple cohabitation des influences, voire à frôler le pot-pourri indigeste, William Ryan Fritch parvient à creuser un territoire vierge et mélodieux de ses doigts à la virtuosité chamanique. Evitant de diluer le ressenti dans la profusion, invoquant également la retenue, il fait d’une richesse sans fond une cristallisation de l’essentiel. Et c’est bien là toute la force de cet album. Un vent de limpidité et d’harmonie souffle sur le foisonnement qui fait corps avec les émotions. Avec tout ce que ces dernières comportent de bifurcations, de fluctuations, d’incandescence et de pudeur. La menace, la peur, la frustration, aussi. Et ce qui consume. Thunder May Have Ruined The Moment réussit à nouer tous ses fils sonores en un unique nœud d’essence. Pour, au final, absorber pour apaiser.
Difficile de trouver une quelconque rupture dans ce disque, où la finalité du mouvement remplace les lignes directrices. La plante des pieds écorchée par le sol, on avance, parfois lentement, mais sans trébucher, porté par une acuité nouvelle. Avec cet album, Vieo Abiungo déploie une topographie de l’intime, là où totalité et évidence viennent se plier dans une même expiration.
Ce n'était arrivé qu'une fois. Acheter les yeux fermés un album déjà reçu dans sa froide et impersonnelle version promotionnelle. Car dans cette musique définitivement plurielle semble presque surgir un corps multiple et tentaculaire, qui pratique une dialectique qu'on découvre aujourd'hui mais qu'on semble connaître depuis toujours. Comme si tous ses organes étrangers jusqu'alors n'avaient qu'une seule et unique vocation : s'unir et fusionner pour procurer le trouble de l'insoupçonnable révélation. Face à pareille évidence, l'insolence laisse acerbe, le silence est une violence qui évoque bien plus que le verbe. Merci à la future chroniqueuse de notre nouveau projet à venir, pour sa brillante contribution.
par Ed Loxapac et Aurélie Scouarnec